Guy de Maupassant
Boule de Suif (partie 5)
Elle tenait un bougeoir à la main et se dirigeait vers le gros numéro tout au fond du couloir. Mais une porte, à côté, s'entrouvrit, et, quand elle revint au bout de quelques minutes, Corn***t, en bretelles, la suivait. Ils parlaient bas, puis ils s'arrêtèrent. Boule de suif semblait défendre l'entrée de sa chambre avec énergie. Loiseau, malheureusement, n'entendait pas les paroles, mais à la fin, comme ils élevaient la voix, il put en saisir quelques-unes. Corn***t insistait avec vivacité. Il disait :
“ voyons, vous êtes bête, qu'est-ce que ça vous fait ? ” Elle avait l'air indignée et répondit :
“ Non, mon cher il y a des moments où ces choses-là ne se font pas ; et puis, ici, ce serait une honte. ” Il ne comprenait point, sans doute, et demanda pourquoi.
Alors elle s'emporta, élevant encore le ton :
“ Pourquoi ? vous ne comprenez pas pourquoi ? Quand il y a des Prussiens dans la maison, dans la chambre à côté, peut-être ? ” Il se tut. Cette pudeur patriotique de catin qui ne se laissait point caresser près de l'ennemi dut réveiller en son coeur sa dignité défaillante, car, après l'avoir seulement embrassée, il regagna sa porte à pas de loup.
Loiseau, très allumé, quitta la serrure, battit un entrechat dans sa chambre, mit son madras, souleva le drap sous lequel gisait la dure carcasse de sa compagne qu'il réveilla d'un baiser en murmurant :
“ M'aimes-tu, chérie ? ” Alors toute la maison devint silencieuse. Mais bientôt s'éleva quelque part, dans une direction indéterminée qui pouvait être la cave aussi bien que le grenier un ronflement puissant, monotone, régulier un bruit sourd et prolongé, avec des tremblements de chaudière sous pression.

M. Follenvie dormait.
Comme on avait décidé qu'on partirait à huit heures le lendemain, tout le monde se trouva dans la cuisine ; mais la voiture, dont la bâche avait un toit de neige, se dressait solitaire au milieu de la cour sans chevaux et sans conducteur On chercha en vain celui-ci dans les écuries, dans les fourrages, dans les remises.
Alors tous les hommes se résolurent à battre le pays et ils sortirent. Ils se trouvèrent sur la place, avec l'église au fond et, des deux côtés, des maisons basses où l'on apercevait des soldats prussiens. Le premier qu'ils virent épluchait des pommes de terre. Le second, plus loin, lavait la boutique du coiffeur. Un autre, barbu jusqu'aux yeux, embrassait un mioche qui pleurait et le berçait sur ses genoux pour tâcher de l'apaiser ; et les grosses paysannes dont les hommes étaient à “ l'armée de la guerre ”, indiquaient par signes à leurs vainqueurs obéissants le travail qu'il fallait entreprendre : fendre du bois, tremper la soupe, moudre du café ; un d'eux même lavait le linge de son hôtesse, une aïeule tout impotente.
Le comte, étonné, interrogea le bedeau qui sortait du presbytère. Le vieux rat d'église lui répondit : “ Oh ! ceux-là ne sont pas méchants ; c'est pas des Prussiens, à ce qu'on dit. Ils sont de plus loin ; je ne sais pas bien d'où ; et ils ont tous laissé une femme et des enfants au pays ; ça ne les amuse pas, la guerre, allez ! Je suis sûr qu'on pleure bien aussi là-bas après les hommes ; et ça fournira une fameuse misère chez eux comme chez nous. Ici, encore, on n'est pas trop malheureux pour le moment, parce qu'ils ne font pas de mal et qu'ils travaillent comme s'ils étaient dans leurs maisons.

Voyez-vous, monsieur, entre pauvres gens, faut bien qu'on s'aide... C'est les grands qui font la guerre. ” Comudet, indigné de l'entente cordiale établie entre les vainqueurs et les vaincus, se retira, préférant s'enfermer dans l'auberge. Loiseau eut un mot pour rire : “ Ils repeuplent. ”
M. Carré-Lamadon eut un mot grave : “ Ils réparent. ” Mais on ne trouvait pas le cocher. À la fin on le découvrit dans le café du village, attablé fraternellement avec l'ordonnance de l'officier. Le comte l'interpella :
“ Ne vous avait-on pas donné l'ordre d'atteler pour huit heures ?
- Ah bien oui, mais on m'en a donné un autre depuis.
- Lequel ?
- De ne pas atteler du tout.
- Qui vous a donné cet ordre ?
- Ma foi ! le commandant prussien.
- Pourquoi ?
- Je n'en sais rien. Allez lui demander. On me défend d'atteler moi je n'attelle pas.
- voilà.
- C'est lui-même qui vous a dit cela ?
- Non, monsieur c'est l'aubergiste qui m'a donné l'ordre de sa part.
- Quand ça ?
- Hier soir, comme j'allais me coucher. ” Les trois hommes rentrèrent fort inquiets.
On demanda M. Follenvie, mais la servante répondit que Monsieur à cause de son asthme, ne se levait jamais avant dix heures.
Il avait même formellement défendu de le réveiller plus tôt, excepté en cas d'incendie.
On voulut voir l'officier mais cela était impossible absolument, bien qu'il logeât dans l'auberge. M. Follenvie seul était autorisé à lui parler pour les affaires civiles. Alors on attendit. Les femmes remontèrent dans leurs chambres, et des futilités les occupèrent.
Comudet s'installa sous la haute cheminée de la cuisine où flambait un grand feu. Il se fit apporter là une des petites tables du café, une canette, et il tira sa pipe qui jouissait parmi les démocrates d'une considération presque égale à la sienne, comme si elle avait servi la patrie en servant à Comudet. C'était une superbe pipe en écume admirablement culottée, aussi noire que les dents de son maître, mais parfumée, recourbée, luisante, familière à sa main, et complétant sa physionomie. Et il demeura immobile, les yeux tantôt fixés sur la flamme du foyer tantôt sur la mousse qui couronnait sa chope ; et chaque fois qu'il avait bu, il passait d'un air satisfait ses longs doigts maigres dans ses longs cheveux gras pendant qu'il humait sa moustache frangée d'écume.
Loiseau, sous prétexte de se dégourdir les jambes, alla placer du vin aux débitants du pays. Le comte et le manufacturier se mirent à causer politique. Ils prévoyaient l'avenir de la France.
L'un croyait aux d'Orléans, l'autre à un sauveur inconnu, un héros qui se révélerait quand tout serait désespéré : un Du Guesclin, une Jeanne d'Arc peut-être ? ou un autre Napoléon Ier ? Ah ! si le prince impérial n'était pas si jeune !

Comudet, les écoutant, souriait en homme qui sait le mot des destinées. sa pipe embaumait la cuisine.
Comme dix heures sonnaient, M. Follenvie parut. On l'interrogea bien vite ; mais il ne put que répéter deux ou trois fois, sans une variante, ces paroles : “ L'officier m'a dit comme ça : " Monsieur Follenvie, vous défendrez qu'on attelle demain la voiture de ces voyageurs. Je ne veux pas qu'ils partent sans mon ordre. vous entendez. Ça suffit. " ” Alors on voulut voir l'officier Le comte lui envoya sa carte où M. Carré-Lamadon ajouta son nom et tous ses titres. Le Prussien fit répondre qu'il admettrait ces deux hommes à lui parler quand il aurait déjeuné, c'est-à-dire vers une heure.
Les dames reparurent et l'on mangea quelque peu, malgré l'inquiétude. Boule de suif semblait malade et prodigieusement troublée.
On achevait le café quand l'ordonnance vint chercher ces messieurs.
Loiseau se joignit aux deux premiers ; comme on essayait d'entraîner Comudet pour donner plus de solennité à leur démarche, il déclara fièrement qu'il entendait n'avoir jamais aucun rapport avec les Allemands ; et il se remit dans sa cheminée, demandant une autre canette.
Les trois hommes montèrent et furent introduits dans la plus belle chambre de l'auberge où l'officier les reçut, étendu dans un fauteuil, les pieds sur la cheminée, fumant une longue pipe de porcelaine, et enveloppé par une robe de chambre flamboyante, dérobée sans doute dans la demeure abandonnée de quelque bourgeois de mauvais goût. Il ne se leva pas, ne les salua pas, ne les regarda pas.

Il présentait un magnifique échantillon de la goujaterie naturelle au militaire victorieux.
Au bout de quelques instants il dit enfin :
“ Qu'est-ce que fous foulez ? ” Le comte prit la parole : “ Nous désirons partir monsieur
- Non.
- Oserai-je vous demander la cause de ce refus ?
- Parce que che ne feux pas.
- Je vous ferai respectueusement observer monsieur, que votre général en chef nous a délivré une permission de départ pour gagner Dieppe ; et je ne pense pas que nous ayons rien fait pour mériter vos rigueurs.
- Che ne feux pas... foilà tout... Fous poufez tescentre. ” s'étant inclinés tous les trois ils se retirèrent.
L'après-midi fut lamentable. On ne comprenait rien à ce caprice d'Allemand ; et les idées les plus singulières troublaient les têtes. Tout le monde se tenait dans la cuisine, et l'on discutait sans fin, imaginant des choses invraisemblables. On voulait peut-être les garder comme otages - mais dans quel but ? - ou les emmener prisonniers ? ou, plutôt, leur demander une rançon considérable ? À cette pensée une panique les affola. Les plus riches étaient les plus épouvantés, se voyant déjà contraints, pour racheter leur vie, de verser des sacs pleins d'or entre les mains de ce soldat insolent. Ils se creusaient la cervelle pour découvrir des mensonges acceptables, dissimuler leurs richesses, se faire passer pour pauvres, très pauvres. Loiseau enleva sa chaîne de montre et la cacha dans sa poche. La nuit qui tombait augmenta les appréhensions.

La lampe fut allumée, et comme on avait encore deux heures avant le dîner, Mme Loiseau proposa une partie de trente et un. Ce serait une distraction. On accepta. Corn***t lui-même, ayant éteint sa pipe par politesse, y prit part.
Le comte battit les cartes - donna - Boule de suif avait trente-et-un d'emblée et bientôt l'intérêt de la partie apaisa la crainte qui hantait les esprits. Mais Comudet s'aperçut que le ménage Loiseau s'entendait pour tricher. Comme on allait se mettre à table, M. Follenvie reparut ; et de sa voix graillonnante il prononça : “L'officier prussien fait demander à Mlle Élisabeth Rousset si elle n'a pas encore changé d'avis.”
Boule de suif resta debout, toute pâle ; puis, devenant subitement cramoisie, elle eut un tel étouffement de colère qu'elle ne pouvait plus parler. Enfin elle éclata : “ Vous lui direz à cette crapule, à ce saligaud, à cette charogne de Prussien, que jamais je ne voudrai ; vous entendez bien, jamais, jamais, jamais. ” Le gros aubergiste sortit. Alors Boule de suif fut entourée, interrogée, sollicitée par tout le monde de dévoiler le mystère de sa visite. Elle résista d'abord ; mais l'exaspération l'emporta bientôt : “ Ce qu'il veut ?... ce qu'il veut ?... Il veut coucher avec moi ! ” cria-t-elle. Personne ne se choqua du mot, tant l'indignation fut vive. Comudet brisa sa chope en la reposant violemment sur la table. C'était une clameur de réprobation contre ce soudard ignoble, un souffle de colère, une union de tous pour la résistance, comme si l'on eût demandé à chacun une partie du sacrifice exigé d'elle. Le comte déclara avec dégoût que ces gens-là se conduisaient à la façon des anciens barbares.
Les femmes surtout témoignèrent à Boule de Suif une commisération énergique et caressante. Les bonnes soeurs, qui ne se montraient qu'aux repas, avaient baissé la tête et ne disaient rien.
On dîna néanmoins lorsque la première fureur fut apaisée ; mais on parla peu, on songeait.
Les dames se retirèrent de bonne heure ; et les hommes, tout en fumant, organisèrent un écarté auquel fut convié M. Follenvie qu'on avait l'intention d'interroger habilement sur les moyens à employer pour vaincre la résistance de l'officier. Mais il ne songeait qu'à ses cartes, sans rien écouter, sans rien répondre ; et il répétait sans cesse :
“ Au jeu, messieurs, au jeu. ” Son attention était si tendue qu'il en oubliait de cracher ce qui lui mettait parfois des points d'orgue dans la poitrine. Ses poumons sifflants donnaient toute la gamme de l'asthme, depuis les notes graves et profondes jusqu'aux enrouements aigus des jeunes coqs essayant de chanter Il refusa même de monter, quand sa femme, qui tombait de sommeil, vint le chercher. Alors elle partit toute seule, car elle était “ du matin ”, toujours levée avec le soleil, tandis que son homme était “ du soir ”, toujours prêt à passer la nuit avec des amis. Il lui cria : “ Tu placeras mon lait de poule devant le feu”, et se remit à sa partie. Quand on vit bien qu'on n'en pourrait rien tirer on déclara qu'il était temps de s'en aller, et chacun gagna son lit.
On se leva encore d'assez bonne heure le lendemain avec un espoir indéterminé, un désir plus grand de s'en aller une terreur du jour à passer dans cette horrible petite auberge.