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Stromae - Tous les mêmes - Analyse
Introduction
Il est difficile de dire ce qui fait que tel tableau, tel livre, ou telle symphonie, est une œuvre d’art. D’autant plus difficile que la plupart du temps, ces « chefs-d’œuvre » nous parviennent en étant déjà étiquetés « chef-d’œuvre de la littérature » ou « monument de la peinture ». La modestie nous interdit de mettre en doute des années voire des siècles d’analyse et d’érudition (c’est-à-dire de grandes connaissances dans un domaine) qui ont lentement mais sûrement établi ce qui relevait ou non de l’œuvre d’art.

Mais qu’en est-il lorsque qu’il s’agit d’objets artistiques qui nous sont directement contemporains (c’est-à-dire de productions d’artistes vivant à notre époque), et qui nous sont proposés sans le poids de la réputation et de la célébrité ? Cette question se pose particulièrement pour l’art de la chanson, parce qu’il est constitué de l’association de deux arts majeurs : la musique et la Poésie.
C’est donc en s’interrogeant sur la définition d’une œuvre d’art que nous nous intéresserons à la chanson de Stromae : Tous les mêmes, sortie en 2013 sur l’album Racine Carrée. L’objectif sera de se demander si une chanson populaire peut être une œuvre d’art.

Pour cela, nous consacrerons notre première partie à situer cette chanson dans son contexte. Nous apporterons donc des informations sur son auteur, et dirons quelques mots sur l’album et la situation sociale au moment de sa sortie. Dans une deuxième partie, nous tenterons d’étudier les raisons du succès « populaire » de Tous les mêmes. Enfin, dans une troisième et dernière partie, nous nous pencherons sur la possibilité de parler d’œuvre d’art en ce qui concerne cette chanson, en montrant qu’elle donne une vision de la complexité du monde dans lequel nous vivons en prétendant apporter quelque chose d’original à une tradition artistique.

I- Stromae, Racine Carrée, et Tous les mêmes dans leur époque

1- L’artiste : Stromae

Stromae, de son vrai nom Paul Van Haver, est né en Belgique le 12 mars 1985, d’un père rwandais et d’une mère belge. Alors qu’il est âgé de neuf ans, son père décède au cours du génocide des tutsis au Rwanda. Sa mère l’élève seule, lui ses trois frères et sa sœur. Elle l’inscrit dans une institution religieuse, le collège des jésuites de Godinne, où il recevra une éducation rigoureuse. Très tôt intéressé par la musique, Stromae suit des cours, en parallèle, dès ses onze ans, à l’Académie musicale de Jette.

En 2000, alors âgé de 15 ans, il choisit le pseudonyme Opsmaestro pour commencer dans le monde du rap. Il en change ensuite pour Stromae parce que son pseudonyme est déjà utilisé par un autre artiste. Stromae correspond au verlan de Maestro. À dix-huit ans, il forme son premier groupe avec le rappeur Jedi.

Après la dissolution de son groupe, il débute sa carrière en solo et s’inscrit dans une école de cinéma où il fait des études d’ingénieur du son. Il finance lui-même son premier projet musical, un album de 4 titres : Juste un cerveau, un flow, un fond et un mic….

En 2010, il sort son premier album cheese après avoir fondé sa propre entreprise de production musicale, Mosaert (anagramme de Stromae). Stromae devient célèbre avec le single Alors on danse. La qualité du titre est saluée par de nombreux artistes, dont Jamel Debbouze avec lequel il fait un clip sous la forme d’une des fameuses leçons dans lesquels il explique la genèse d’une de ses chansons. En 2013, Stromae sort son second album : Racine Carrée.

2- L’Album : Racine carrée

Le premier single de l’album : Papaoutai est rendu public le 13 mai 2013. Le deuxième single, Formidable, est révélé sous la forme d’un clip amateur montrant Stromae au petit matin apparemment ivre de chagrin et d’alcool dans la rue. En très peu de temps le clip cumule plus de trois millions de vues sur youtube.

Dans son album, Stromae dit avoir produit de la musique mettant en valeur « [ses] influences afro, des percussions lourdes, des sons cubains et de la rumba congolaise. » Son album est également pour lui l’occasion d’aborder de façon intime des faits de société, l’absence du père dans Papaoutai, le métissage dans Bâtard, la maladie dans Moules frites et Quand c’est ?, le cas des réseaux sociaux dans Carmen. Il rend également hommage à Césaria Evora dans Ave Césaria, et collabore avec Orelsan et Maître Gim’s sur la chanson AVF.
L’album connaît dès sa sortie un grand succès. Il est certifié disque de platine en Belgique peu de temps après sa sortie. En France, l'album se classa 1er des ventes dès sa première semaine avec 80 882 exemplaires écoulés dont 55 597 sous la forme de CD. Il sera également certifié disque de platine dans l’hexagone. En tout, l'album fut numéro un des ventes d’albums pendant seize semaines. Depuis sa sortie, plus de 2.5 millions d’exemplaires ont été vendus à travers le monde. Racine carrée est, selon Les Inrocks, « l'album le plus vendu en téléchargement en France » (210 000 exemplaires) et « l'album francophone le plus écouté en écoute en ligne dans le monde » (203 millions d’écoutes). En parallèle, Stromae entame une tournée mondiale qui aura totalisé plus de 200 concerts et réuni plus d’un million de spectateurs.

3- Tous les mêmes et le contexte social

C’est dans ce contexte que la chanson Tous les mêmes s’inscrit. Elle est d’autant plus emblématique de cette réussite que Stromae a beaucoup œuvré pour la mettre en scène (une leçon à Venise, un live au Grand Journal de Canal Plus, et un clip très esthétique).
Dans cette chanson, Stromae semble, a priori aborder les problèmes quotidiens du couple. Il dépeint une dispute entre un homme et une femme, en faisant intervenir la voix de l’un et de l’autre. La parole de la femme est beaucoup plus présente, et l’homme se contente de prononcer le refrain et de faire entendre sa volonté d’avoir des enfants « tu sais la vie c’est des enfants / mais comme toujours c’est le bon moment ».
Stromae sort cette chanson alors que le contexte social en France est particulièrement marqué par la question du mariage pour tous. Il n’est en effet pas neutre que cela intervienne alors que la société s’interroge sur ce que doit être le couple moderne. Le modèle de la famille traditionnelle est remis en question et cela force les nouvelles générations à s’interroger sur les nouvelles structures familiales et sur ce qui fait que telle configuration familiale va fonctionner ou non.

II- Tous les mêmes, une chanson populaire

Dans cette deuxième partie nous allons essayer de comprendre pourquoi la chanson de Stromae est une chanson populaire, et nous démontrerons que son succès est dû à son ancrage dans l’air du temps et à son originalité. Pour cela nous nous intéresserons aux paroles, et dans une moindre mesure à la musique.

1- la forme

Avant d’entrer dans l’analyse des paroles, il faut remarquer que la musique, ou production (« Stromae à la prod’ ») de tous les mêmes était propre à rendre cette chanson populaire.

- Elle s’inscrit dans l’air du temps car elle est largement influencée par la musique électronique ou « électro », apparue au début des années 80 et plus que jamais à la mode.
- Elle est teintée d’originalité puisque Stromae s’est inspiré de la Biguine, une musique traditionnelle antillaise.

Avec cette musique, Stromae réunit modernité et tradition, procédé propre à de nombreuses chansons populaires car cela permet, entre autres, de réunir les générations.

Avant de se pencher sur le sens des paroles, il est important de noter que la langue utilisée est propre à faire de cette chanson une chanson populaire :

- Il s’agit d’un dialogue direct entre un homme et une femme, même si l’homme s’exprime très peu, au sein d’un couple. Un dialogue amoureux et domestique. Le niveau de langue est donc courant avec certaines familiarités (« mate une dernière fois mon derrière » ; « nian-nian » « ranianias » ; « blablablas » etc.). De sorte que toute la population peut avoir accès au sens des paroles. Il ne s’agit pas d’un texte poétique abstrait ou d’un langage que seule une partie de la population peut comprendre (par exemple le Rap).

- Même si le niveau de langue utilisé est courant voir familier, cela n’empêche pas le texte de revêtir des caractéristique poétiques propres à le rendre « beau ». Même si le vers est libre, il est rythmé par la musique et la présence manifeste de rimes lui confère une tonalité poétique.
2- le fond
Dans sa chanson, Stromae aborde des situations du quotidien auxquelles tout le monde peut s’identifier. Quel que soit la génération, celle des enfants, des parents ou des grands-parents, les sujets abordés sont tous ceux qui amènent souvent des tensions dans un couple :

- La responsabilité d’avoir un enfant (tu sais la vie c’est des enfant / mais comme toujours c’est pas le bon moment / ah oui pour les faire là tu es présent / mais pour les élever il y aura des absents.)
- Les relations parfois tendues avec la belle famille (Tu diras au revoir à ta mère / elle qui t’idéalise)
- La peur de la vieillesse, de perdre sa beauté (lorsque je ne serai plus belle / ou du moins au naturel / arrête je sais que tu mens / il n’y a que Kate Moss qui est éternelle.)
- L’infidélité dans le couple (une bande de mauviettes infidèles).

III- Tous les mêmes une œuvre d’art (?)

Dans cette troisième partie, nous verrons que si Stromae crée une chanson propre à toucher toutes les générations, celle-ci n’en demeure pas moins dotée d’un grand nombre des caractéristiques de l’œuvre d’art.

1- La forme

Même si le niveau de langue est courant voire parfois familier, les vers de Stromae sont riches stylistiquement, et l’on retrouve de nombreuses figures qui prouvent que Stromae s’inscrit dans une tradition poétique :

- Le texte peut être découpé en quatrains (2 pour le premier couplet et 3 pour le deuxième et le troisième couplet) présentant pour la plupart des rimes croisées (ABAB)
- Des allitérations ou répétition d’une ou de plusieurs consonnes (macho mais cheap ; bette ou belle etc.)
- Des antithèses propres à mettre en valeur les oppositions (moche ou bête ; bête ou belle ; belle ou moi ; moi ou elle ; Faire… présent / élever… absents)
- Une métonymie (ici la synecdoque c’est-à-dire la désignation de la partie pour le tout) dans « matte une dernière fois mon derrière ». Une figure de style qui rabaisse l’homme et la femme. S’il s’intéresse à elle ce n’est que pour ses formes et plus précisément pour son postérieur, autrement dit pour des raisons triviales.
- Une utilisation symbolique des valises comme signe de la rupture amoureuse. Faire ses valises est une locution signifiant communément, dans le contexte amoureux, rompre une relation.
- Une ellipse qui est ici le summum de la représentation du cliché. Les paroles de l’homme (mais si tu seras toujours belle) sont tellement prévisibles qu’elles n’ont même pas besoin d’être prononcées. : « arrête je sais que tu mens », Stromae ne fait même pas prononcé à l’homme son mensonge.
- Des tournures familières qui créent, comme l’aurait dit Rolland Barthes un effet de réel : « nian-nian », « blablablas », « ranianias » etc.
- Des jeux sur la polysémie des mots : règles peut renvoyer aux menstruations de la femme comme aux règles qu’elle imposerait au sein du foyer et qui entraveraient l’homme dans sa liberté.

2- Le fond
Nous allons voir que Stromae prête sa voix aux préjugés sur les hommes et les femmes mais pour mieux s’en moquer, pour les tourner en dérision et nous faire prendre du recul sur leur absurdité et l’impasse à laquelle conduit le fait de les utiliser.
a- Stromae prête sa voix aux préjugés sur les hommes et les femmes…
L’homme est la cible d’un catalogue de clichés le concernant :

- macho abréviation de machiste qui se dit d’une personne qui a tendance à discriminer négativement les femmes ;
- cheap, mot anglais, signifiant littéralement peu cher, bon marché, et renvoyant au fait que l’homme n’a pas les moyens d’assumer la stabilité financière du foyer ;
- mauviette ou lâche, manquant de courage. La femme renvoie sans doute l’homme à sa peur de s’engager ;
- infidèle, l’homme n’est pas capable de se contenir et de demeurer fidèle à la femme avec laquelle il a décidé de partager sa vie.

La femme est également l’objet de nombreux clichés :

- elle est nian-nian, c’est-à-dire trop sentimentale ou trop romantique. Elle désire que l’homme lui dise des « mots d’amour » etc. ;
- elle aime trop les blablablas. Autrement dit alors que l’homme ne serait que dans l’action, elle passerait son temps à exiger de longues discussions pour analyser les problèmes de leur couple ou se projeter dans l’avenir ;
- son humeur et son jugement sont soumis au bouleversement hormonal mensuel lié à ses menstruations (ranianias). Autrement dit les reproches que la femme peut faire à son partenaire ne seraient dus qu’à ses règles et non à un problème dans le comportement de l’homme qu’elle aime.

b- … Mais c’est pour mieux dénoncer l’impasse et l’absurdité de tels clichés.

Stromae tourne en dérision ces caricatures et montre qu’elles conduisent à une impasse, à des crises flirtant avec la rupture du couple. En effet, dans cette chanson, Stromae ne se contente pas d’énumérer des clichés, il met en évidence de réels problèmes.

- En se montrant insultante et supérieure (Non je ne suis pas certaine / que tu m’mérites / vous avez de la chance qu’on vous aime / dis-moi merci) la femme révèle sa fragilité, elle cherche à se rassurer, à se convaincre que l’homme qu’elle s’apprête à quitter (tu ne vois même pas tout ce que tu perds / avec une autre ça serait pire) ne mérite pas qu’elle souffre, qu’elle se rende triste.
- Si l’on assiste à une scène de ménage c’est parce qu’il existe des incompréhensions dans le couple. Alors que l’homme voudrait des enfants (tu sais la vie c’est des enfants / mais comme toujours c’est pas le bon moment), la femme, elle, voudrait pouvoir compter sur son compagnon, sur son sens des responsabilités, avant de prendre un tel engagement (ah oui pour les faire là tu es présent / mais pour les élever il y aura des absents) ;
- Le thème de l’engagement sur le long terme apparaît également via les craintes que la femme exprime sur sa vieillesse. Elle fait en effet valoir qu’elle ne sera pas toujours belle et que contrairement à Kate Moss, elle va vieillir et perdre la beauté de ses vingt ans. Et alors qu’elle désirerait que son compagnon la rassure en lui affirmant que leur amour n’était pas uniquement lié à la beauté de chacun, lui se contente de lui répondre qu’elle demeurera belle.

c- Tous les mêmes invite enfin à remettre en cause le mythe de la perfection, de la complétude, tout en interrogeant le rapport à la norme, c’est-à-dire aux modèles de vie qui nous sont proposés.

- Stromae semble en effet pointer du doigt notre volonté de perfection, et d’épanouissement immédiat, notamment au sein du couple (Moche ou bête, c'est jamais bon / Bête ou belle, c'est jamais bon ! / Belle ou moi, c'est jamais bon ! / Moi ou elle, c'est jamais bon !). Stromae nous confronte au mirage d’un bonheur facile, d’un épanouissement dans le couple qui ne nécessiterait pas un travail sur soi, des compromis, une réflexion personnelle. Stromae sous-entend, comme il le fait plus explicitement dans Papaoutai, que fonder un foyer harmonieux, avoir des enfants, demande du travail, d’assumer ses responsabilités, et de prendre en compte les faiblesses de l’autre sans les juger en utilisant des clichés.
- Avec la mise en chanson de la dispute amoureuse, Stromae semble également interroger notre rapport à la norme. Si le titre de la chanson, Tous les mêmes, renvoie évidemment aux préjugés sur les hommes, il peut également sous-entendre qu’en véhiculant et en perpétuant des préjugés, des clichés, nous ne faisons finalement que nous y conformer : « Tous les mêmes et y’en a marre ! ». L’univers du clip confirme ce sentiment que Stromae nous appelle à nous démarquer de cette norme. Les images du clip sont parlantes. Stromae revêt des traits masculins mais également féminins ; les couleurs associées d’ordinaire aux garçons et aux filles (bleu et rose) sont renversées : le rose pour l’homme et le vert bleuté pour la femme etc. Il est tentant de penser que l’auteur renverse les normes pour nous inciter à trouver notre propre manière de voir le monde - sans avoir recours à des clichés - pour parvenir à être heureux en général, et dans nos relations amoureuses en particulier.

Conclusion

En conclusion il convient de revenir à la problématique qui nous intéressait - Une chanson populaire peut-elle être une œuvre d’art ? – et d’y répondre en considérant ce que nous avons recueilli de l’analyse de la chanson Tous les mêmes de Stromae.

Nous nous sommes intéressés à la mécanique de la chanson pour comprendre pourquoi l’album du chanteur belge, et en particulier le titre Tous les mêmes, étaient devenus des succès populaires. Et nous avons démontré que Stromae avait su allier tradition et modernité pour traiter un sujet touchant toutes les générations.

La popularité de la chanson étant établie et expliquée, il nous restait à prouver que l’on pouvait la considérer comme une œuvre d’art. Nous avons démontré que Stromae, en tant que musicien, poète, et chanteur, s’inscrivait dans une recherche esthétique (c’est-à-dire une recherche du « beau ») et utilisait son art pour nous amener à prendre du recul et à réfléchir en figurant la complexité des relations humaines, notamment au sein d’un couple.

Pour terminer, il est intéressant d’envisager un autre aspect de l’univers de Stromae : le clip vidéo, pour nous rendre compte qu’au-delà de la chanson, l’auteur a su investir les moyens d’expression de son temps (internet ; youtube ; réseaux sociaux) de manière à enrichir sa production artistique. Il a utilisé le clip vidéo comme un outil d’expression à part entière, capable d’ajouter à l’art de la poésie et de la musique celui des images et de la danse. Michael Jackson, dans les années 80, avait initié le genre du clip avec celui de Thriller (Le clip de Tous les mêmes emprunte d’ailleurs à celui-ci la disposition des danseurs en triangle). Stromae l’investit à son tour comme support artistique et pose ainsi la question des nouveaux objets d’art dans la société contemporaine.