Léo Ferré
Le flacon
Il est de forts parfums pour qui toute matière
Est poreuse. On dirait qu'ils pénètrent le verre
En ouvrant un coffret venu de l'Orient
Dont la serrure grince et rechigne en criant

Ou dans une maison déserte quelque armoire
Pleine de l'âcre odeur des temps, poudreuse et noire
Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient
D'où jaillit toute vive une âme qui revient

Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres
Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres
Qui dégagent leur aile et prennent leur essor
Teintés d'azur, glacés de rose, lamés d'or

Voilà le souvenir enivrant qui voltige
Dans l'air troublé; les yeux se ferment; le Vertige
Saisit l'âme vaincue et la pousse à deux mains
Vers un gouffre obscurci de miasmes humains;

Il la terrasse au bord d'un gouffre séculaire
Où, Lazare odorant déchirant son suaire
Se meut dans son réveil le cadavre spectral
D'un vieil amour ranci, charmant et sépulcral

Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire
Des hommes, dans le coin d'une sinistre armoire
Quand on m'aura jeté, vieux flacon désolé
Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé
Je serai ton cercueil, aimable pestilence!
Le témoin de ta force et de ta virulence
Cher poison préparé par les anges! liqueur
Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon coeur!

Baudelaire, Les Fleurs du Mal